JE N'AI PAS DE PROCHAIN ! (05 mars 2010)

Sans titre 2

 

C'est un texte tout neuf, d'il y a cinquante ans.
 
Chaque année, je le présente à mes étudiants en journalisme. Quelques lignes, seulement, du commentaire que Paul Ricoeur consacrait, en 1955, à la parabole du bon Samaritain.
 
Que vient donc faire cette histoire dans un cours de « presse écrite » ? Ceci, qui est étonnant, une petite phrase de sept mots, un pont entre Evangile et actualité : le prochain c'est la conduite même de se rendre présent ».
 
Je n'ai pas de prochain, explique Ricoeur, je me fais le prochain de quelqu'un.
 
Le prochain c'est la double exigence du proche et du lointain. Ainsi était le Samaritain : proche parce qu'il s'approche ; lointain, parce qu'il demeure le non-Judéen qui, un jour ramasse un inconnu sur la route.
 
Du coup, le philosophe réfute la fausse opposition entre les relations « immédiates », là où nous sommes directement en présence, l'un face à l'autre, et les relations « médiates », celles qui passent « par l'intermédiaire de ». « Nous ne savons pas quand nous atteignons les personnes, poursuit Ricoeur.  Nous croyons avoir exercé cet amour dans les relations « courtes », d'homme à homme, et notre charité n'était souvent qu'exhibitionnisme ; nous croyions n'avoir atteint personne dans les relations « longues » du travail, de la politique, etc...,  et peut-être ici aussi nous faisions-nous illusion. Le critère des relations humaines serait de savoir si nous atteignons les personnes, mais nous n'avons ni le droit ni le pouvoir d'administrer ce critère ».
 
Je n'ai pas de prochain.
Mais comment m'approcher de ces jeunes juifs agressés par une bande de voyous dans la banlieue d'Anvers ?  Il est 22 h 50. Ils sortent de l'école talmudique et rentrent chez eux à pied, lorsqu'un groupe armé de couteaux les prend en chasse. Trois vont échapper à  leurs agresseurs.   Le quatrième, moins rapide, est poignardé dans le dos. Amené « dans une auberge » pour y être soigné heureusement, ses jours ne sont plus en danger.
 
Je n'ai pas de prochain.
Et pourtant, tous les jours, à travers un roman, un feuilleton, un journal, une BD, une publicité..., je suis appelé à me rendre présent. A verser de l'huile aussi, et du vin, sur les plaies d'un inconnu entrevu quelques secondes à la une du JT. Parce que la parabole du bon Samaritain m'invite à prendre au sérieux les relations médiates, à charger ce lointain si proche sur ma propre monture et à prendre grand soin de lui.
 
Ne dites pas trop vite que c'est une charité « virtuelle ». « Nous ne savons pas quand nous atteignons les personnes ».
 
Un prêtre est descendu en plein « immédiat ». Il a vu et il est passé de l'autre côté. Normal puisque son métier l'invite d'abord à « sacrifier ». Pas de temps à perdre avec la miséricorde.
Un Lévite aussi. Un sacristain du Temple. Son problème à lui : les lampes et les encensoirs. Un homme, fût-il blessé, n'a pas à retarder la célébration.
 
Mais le troisième, celui de l'autre bord, réduit la distance. Pourtant, il avait plus de raisons encore de s'éloigner puisqu'il se trouve sur une route ennemie. N'empêche, il s'arrête. Il arrive donc que la charité traverse les convictions.
 
Je ne veux pas être injuste à l'égard des deux premiers de la parabole, si attentifs à la Loi de Moïse. Car le prêtre et le Lévite le savent bien : qui touchait un mort devenait impur. Vivait-il encore cet homme « à moitié mort » ?  Dans le doute, ils passent « de l'autre côté », par fidélité.
 
Voyant ainsi les proches s'éloigner et l'éloigné s'approcher, je songe aux premiers mots d'un poème de Gilles Baudry qui pourraient rejoindre le propos de Ricoeur :
« Toute distance nous rapproche,
ce qui nous unit, nous sépare,
ce qui nous brise nous recrée ».

 

                Extrait de « Et je serai pour vous un enfant laboureur »  Gabriel RINGLET.

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